Récit de Jules de Singo, journaliste.
« J’ai toujours aimé le désert, on s’assoit sur une dune de sable, on ne voit rien, on n’entend rien. Et cependant quelque chose rayonne en silence. »
L’acte 1 de cette histoire est une tragédie, un fait troublant qui noue encore les gorges, un élément déclencheur dont on ne peut, par déférence, détailler outre mesure la narration au moment de faire le récit de cette aventure.
Douz, au sud de la Tunisie, les portes du désert.
Douz, la porte du Sahara s’ouvre une portion du plus grand désert du monde. Elle est réputée parce qu’au-delà de la cité, la terre recouverte de pierres cède peu à peu la place aux dunes de sable blanc et fin. Il fait démesurément chaud. Le Sahara est lumineux et offre des paysages particulièrement photogéniques. L’erg se façonne en collines, en vallées, en crêtes et ridules dessinées au gré du vent. Les épineux ont remplacé la caillasse. De loin en très loin, un bouquet de palmiers semble vouloir signifier la présence d’un point d’eau.
Les caravanes de dromadaires d’autrefois ont laissé la place aux activités touristiques, bien établies, vitales pour les autochtones quand l’actualité du monde rapportée par les médias ne ternit pas leur essor. Des raids en 4X4, en moto, en quads, en chameaux sont organisés tous les jours. Des méharées attirent les aventuriers en recherche de vide et de calme. Les Tunisiens ont toujours été accueillants, d’une gentillesse affable. Douz offre un recueil, un dépaysement, une porte vers le délassement.
Eric et Marie Sanchez sont de ces visiteurs. Père et mère de famille varoise, Eric est pompier à Hyères, Marie y est assistante de direction, le couple chérit un fils unique, adoré par tous, Mathieu. L‘enfant est très lié à ses parents et partage avec passion leurs vacances.
Depuis plusieurs années, Douz est le lieu de villégiature préféré de la petite famille.
Le trio familial, friand de quad et de virées en 4×4, affectionne particulièrement la région et il y a pris ses habitudes.
2015, Mathieu a quinze ans, la force du premier âge et beaucoup d’envies, une énergie à revendre et des sensations à rechercher. Le quad l’attire et il s’y adonne. Nouveau prince dans le désert, le désert le remarque.
Et la dune ouvre toute grande sa bouche béante…
Dans cette région reculée, les secours sont nuls parce qu’inexistants. Le petit s’éteint pris par le dieu de la terre. Pas de voyeurisme, on partage aisément le chagrin des parents qui gardent pour eux leur douleur. Si leurs intimes larmes perlent sur le sable, le courage de ces gouttes d’eau, fussent-elles lacrymales, c’est qu’elles aient osé tomber dans le désert.
Là où l’enfant est mort, il y aura la vie, décidons-le. Quatre ans plus tard, le chagrin est toujours présent. Discret, contenu, retenu, il ne se manifeste pas dans les relations sociales et personne n’en parle. Il a fallu surmonter l’épreuve et ce qui ne tue pas rend toujours plus fort.
Le couple a aussitôt entrepris de faire construire un puits, un puits projeté puis creusé à 80 mètres sous le sol du désert, un puits pour amener l’eau là où leur enfant a été pris, là où il n’y avait plus de vie. « Bir Mathieu, à mon prince du désert », lit-on aujourd’hui sur la plaque attenante.
Outre les formalités pour obtenir les autorisations requises, entreprendre sa construction, le fonctionnement du puits est effectif depuis le 12 avril 2016.
Eric et Marie n’en restent pas là. Marie a ensuite eu l’idée d’organiser sur place un semi-marathon, une idée jaillie dans son esprit comme l’eau du puits, conçue pour perdurer le souvenir et tenir la dernière promesse qu’elle a faite à son enfant : le désert entendra très longtemps parler de lui.
Elle a entrepris les démarches, cherché à connaître les aboutissants, les ficelles, les rouages.
L’idée s’est répandue, le projet s’est divulgué. Azdine Ben Yacoub, l’ancien animateur de boxe tunisienne aujourd’hui reconverti en restaurateur près de Paris, moult fois organisateur du marathon des oasis, du semi-marathon de Djerba ou des week-ends trail à Tataouine dans le sud tunisien a tenu à inviter le couple à une conférence de presse donnée à Paris. Ils y ont rencontré Philippe Rémond, champion au palmarès impressionnant, ambassadeur du marathon français. Le garçon et sympa et affaire entendue, Philippe est devenu le parrain de la nouvelle course de Douz…. « 21 kilomètres pour Mathieu ». Avec le concours, l’aide et la protection du gouvernorat de Kébili, le gouverneur Sami Ghabi se montrant toujours très impliqué et investi, la première édition du semi marathon a été mise en place en 2017 et elle a aligné une centaine de coureurs au départ, initialement une soixante de Français, en grande partie des amis varois, proches et solidaires, venus en couples ou en familles se répartir sur l’un des deux épreuves proposées : les 21 km courus dans les dunes ou une randonnée pédestre de 10 km toute aussi éprouvante sous le soleil. Beaucoup de coureurs locaux se sont également alignés au départ. En 2018, la seconde édition s’est un peu plus étoffée. Le contingent français qui s’est déplacé était plus nombreux et le bouche à oreilles local a grossi le peloton. 140 coureurs au départ, l’épreuve s’est pérennisée et a donné aux organisateurs l’envie de poursuivre leurs efforts, très conséquents, et leurs investissements.
D’un point de vue déjà historique, aux classements, c’est le Tunisien Lagaha Mosbah qui remporté les deux premières éditions. A deux reprises, le champion tunisien a imposé son talent en coiffant par deux fois le parrain français Philippe Rémond, 54 puis 55 ans, élogieux mais pas éternel second. Le Français Fabien Sévilla s’est lui classé deux fois troisième.
La 3ème édition s’est déroulée le 19 octobre dernier. Gage de réussite, semi-marathon et marche ont attiré encore plus de monde,: une bonne centaine de Français, des Algériens, deux Anglais, un Américain et de nombreux Tunisiens. Deux-cents participants étaient attendus samedi matin au départ du semi-marathon donné à 10h au puits Mathieu, à quelques kilomètres de Douz. Même si certains coureurs locaux n’ont pas donné suite à leur préinscription, le peloton bigarré lâché aux ordres du starter était conséquent et s’est longuement étiré sur les dunes… L’aube du samedi. La première heure du jour est encore fraiche, la nuit noire étoilée a laissé place au bleu marine puis le ciel s’est embrasé, orangé.
La lumière est vite devenue blanche, éblouissante et le thermomètre, comme chaque jour, est grimpé à vue d’oeil. Après un petit déjeuner matinal et copieux pris à l’hôtel, une préparation minutieuse de son équipement, l’acheminement en 4X4 ordonné au point de départ a été orchestré à 7h30. Le puits Mathieu est isolé dans le désert. Que du sable à perte de vue, dans toutes les directions. Une cuve, un bassin, un simple bâtiment ouvert, vide. La plaque blanche, inscrite en Arabe et en Français « Bir Mathieu, à mon prince du désert » attire l’œil et incite à la pause devant chaque photographe. Un recueil. Chacun puise dans ses pensées, imagine et compatit à la cause. Beaucoup de respect et d’admiration. Puis l’endroit précis localisé s’anime. Les voitures déposent petit à petit par petits paquets la totalité des participants. Il fait déjà chaud. Le portique et les infrastructures de départ sont mises en place.
La télévision tunisienne filme et suscite des interviews. L’ombre du bâtiment recueille les plus timorés. On se blottit dans une ombre toujours plus courte, On écoute son entourage. Les plus expérimentés conseillent, on partage des impressions. Tout le monde appréhende l’effort qui va être à fournir. 21 kilomètres dans le sable. A 10 h, la température dépasse 35°. Le parcours est minutieusement balisé. On sait d’où on part mais on ne sait pas où on va, là-bas, de l’autre côté de la dune qui dessine l’horizon. On sait juste qu’il y a 21 kilomètres à parcourir et que, plombé par le soleil, ébloui par le soleil, il va falloir composer avec le sable fin. L’excitation est générale. Echauffement sans doute succinct pour beaucoup, échanges de petits drapeaux pour souligner l’amitié franco-tunisienne, applaudissements généreux. Et le départ est donné.
La plupart des coureurs locaux, tous très jeunes, partent en trombe, sans ménagement de monture. Le cheminement de ce qui ressemble à une piste parce qu’il y est passé quelques véhicules tout terrain reste hasardeux. Prohibées les ornières sablonneuses, le coureur encore alerte cherche sur les bas côtés des appuis plus solides, quitte à slalomer entre les arbustes épineux. Le sable fin rend difficile la progression. Il s’insinue dans les chaussures, pénètre les chaussettes et prive vite les orteils recroquevillés de quelques pointures. Entre les premiers et les derniers, la différence est énorme et le peloton s’effile très vite. La chaleur est pesante, elle étouffe et assomme. Dès les premiers mètres, on comprend très vite la difficulté de l’épreuve.
On serre les dents. On pense à Mathieu. 21 kilomètres durant, 21 kilomètres pour Mathieu.
Les maillots et les tempes s’humectent puis perlent à grosses gouttes. Les ravitaillements en eau et en dattes sucrées sont fréquents, espacés tous les trois kilomètres. Tout cela est parfaitement bien organisé. Boire, humecter une bouche séchée. Dès qu’ils le peuvent, les coureurs se vident aussi des bouteilles entières sur leur crâne brûlant, dans leur dos et sur leurs jambes tétanisées. Dès le lâcher de bipèdes, quelques locomotives tunisiennes, impétueuses étirent le train, avec le souci de se faire remarquer. Omar Selih, Mahdi Brinis, Abdel Berouk sont présomptueux. Ils emmènent avec eux Philippe Rémond, tenu à bien se placer. A 56 ans, le Marseillais se montre toujours aussi fringant. Fabien Sévilla suit à quelques encablures. Le vainqueur des deux premières éditions, Lagaha Mosbah, a pris un départ plus timoré, peut-être encore émoussé par un 100 km couru quinze jours plus tôt et concède une bonne centaine de mètres. Mais le garçon prend vite des tours et ne tarde pas à profiter de l’ambiance ensoleillée pour chauffer son organisme et ses longues jambes effilées.
Au cinquième kilomètre, il accélère et fond sur ses rivaux. En tête, le Tunisien poursuit son effort. Les cocottes des adversaires bourrinent dans les cages thoraciques. Lagaha est le favori, il convient de ne pas céder, jusqu’à l’asphyxie. Seul Philippe Rémond accroche la foulée de Lagaha et le duo prend le commandement. Les autres relâchent leur impétueux effort et finiront relégués loin dans le classement. Philippe Rémond sait à qui il a affaire. Le Français tient à sa revanche et, bien en cannes, gère sa course dans la partie le plus sablonneuse. Au quatorzième kilomètre, le parcours traverse une longue palmeraie.
L’ombrage n’y est pas total, loin de là, mais le poids du soleil y est moins pesant. Et surtout le sol offre sur deux kilomètres un revêtement ponctuel plus tassé, plus dur, plus tonique.
L’adversaire a chaud et a quitté son maillot, il ahane. Philippe force et son allure toujours un peu plus rapide finit par décramponner Lagah. Le Tunisien ne lutte plus, abdique et laisse filer son titre. Fatigué, fracturé au moral peut-être, il relâche et déroule. Il ne saura pas non plus, plus tard, résister au retour d’Abderrahim Zhiou qui, revenu du diable vauvert, viendra au final, lui subtiliser le seconde place. Seul en tête, Philippe Rémond n’a plus qu’à gérer pour gagner la ligne d’arrivée. Il la franchira avec quatre minutes d’avance sur le second, Abderrahim Zhiou, six sur son compagnon d’échappée, adversaire désigné du jour, Lagaha Mosbah. Fabien Sévilla est cette année quatrième.
Le porche de l’hôtel, le gouverneur Sami Ghabi, la télévision tunisienne, les bénévoles attachés à l’organisation, le rythme d’une darbouka, la lancinance d’une guita et d’un mezoued résonnants, Eric et Marie, accueillent d’abord en héros le vainqueur du jour comme ils honoreront les dizaines de coureurs éreintés qui vont le suivre.
Première féminine, Hendaoui Chefia devance sa compatriote Imen Sassi et la Française Caroline Turpin, toute heureuse de sa performance. Les jambes sont certes un peu lourdes mais le coeur est si léger. La course est ici retranscrite, mais comment les émotions peuvent-elles se raconter ? Il faut les avoir vécues pour se rendre vraiment compte.
Samedi soir fut fête. Tunisiens et français sont rentrés chez eux repus, courbatus mais comblés, la tête remplie d’images et de sens, heureux, vidés mais rechargés. Mohamed Essayem, commissaire de l’office du tourisme tunisien, partenaire de l’épreuve, saura, lors de son oratoire au briefing, trouver les mots justes : l’amour d’un enfant perdu a révélé le sentiment d’amitié qui lie les gens, Français et Tunisiens, tous unis dans le même effort. On ne rentre pas de 21 km pour Mathieu comme on en est parti. Trêve de salamalecs. Dans la plus grande discrétion, au bout de leurs forces, Eric et Marie ont bâché leur manège.
Rendez-vous est donné le 17 octobre 2020. N’en rêvons pas, faisons ou refaisons-le.
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Trop beau